• Épuisement professionnel

     
    J'ai décidé de partager avec vous d'un coup de gueule/coup de mou, et des questionnements quant à notre rôle et ce qu'on est en droit d'exiger de nous      (ou pas… surtout "ou pas" en fait). 
     
    Je travaille dans une petite ville, qui n'aurait rien de particulier si les différents politiques qui se sont succédé depuis plusieurs décennies n'avaient pas parqué dans un quartier excentré (le terme exact est "ghetto" je pense) les pauvres,     les immigrés, les gitans sédentarisés, bref tous les  "qui font peur", "qui sont pas comme nous quand même" et "qui font pas joli dans le paysage". 
     
    Très étonnamment (!), ce quartier est une cocotte minute qui fait régulièrement  la une des journaux (ça doit surement prouver que ces gens-là ne savent décidément pas se comporter correctement, non ? A moins qu'il n'y ait une autre explication, comme le besoin de condition de vie décentes, de mixité,                de respect ?...).
    C'est en tout cas dans l'école de 4 classes de ce quartier que je travaille         (par choix... si si...).
     
    Cette année dans ma classe de CE1-CE2, il y a 2 enfants primo-arrivants, jamais scolarisés auparavant (ils sont en CE2...), ne parlant pas un mot de français       + 2 autres primo-arrivants qui commencent difficilement à le parler et le comprendre + 3 hyperactifs (j’aurais plus envie de les qualifier d' « hyper-hyperactifs ascendant casse bonbons de 1ère classe », dont 1 attend son AVS depuis septembre, mais il parait qu’il n’y a plus de budget pour recruter,        donc il peut toujours attendre et moi avec) + 3 enfants dépressifs (oui, à 7 ans...) pour lesquels RIEN n'est fait + 4 enfants en très grande difficulté scolaire. 
     Et aussi -surtout j'ai envie de dire-  1 enfant extrêmement violent, dangereux, qui, entre autres faits quotidiens, a essayé de noyer une élève à la piscine, heureusement que je ne le lâche jamais des yeux sinon elle y passait...
     
    En résumé, c’est un peu comme si je menais de front une classe de 15 élèves     et une classe de CLIS.  
    Pour faire face à tout ça, il y a, heureusement, 3 collègues géniales et un RASED aussi présent qu'il le peut (pas de maitre G quand même, est-ce que ça existe encore d'ailleurs ???), mais en tout et pour tout 2 équipes éducatives depuis septembre, les 2 pour le même enfant, et finalement inutiles puisque personne (famille, services sociaux, éducateurs, ...) n'y est venu. Nous n'avons plus vu     le maître CLIN depuis décembre, et je ne lui jette pas la pierre, le pauvre,            il passe sa vie à courir et parer au plus urgent, il s'épuise lui aussi.
     
    Jusqu'à présent, j'ai pris les choses comme elles venaient et fait du mieux       que je pouvais, pour ces gamins qui n'y sont pour rien, et qui, comme nous,   sont des pions.
     
    Mais lundi dernier, l'arrivée sur l'école de 2 nouveaux primo-arrivants (dont 1 pour moi, ce qui me met à 26 élèves), non francophones, jamais scolarisés,       et dont personne n'arrive même à déterminer la langue maternelle, a été            la goutte d'eau. D'autant qu'en en discutant avec la mairie, j'ai appris              qu'il y en a des dizaines d'autres en attente...
     
    (Soyons claire : je n'ai rien contre ces enfants évidemment, et je considère comme de notre devoir de les accueillir le mieux possible. Mais comme c'est fait là, en les entassant dans des quartiers insalubres et déjà au bord de l'implosion,   on ne les accueille pas, on les parque et c'est scandaleux.)
     
    Pour ma part, je suis épuisée de préparer des activités pour 10 profils différents (et encore, je m’appuie sur les plans de travail, le tutorat, la coopération, outils qui allègent considérablement  la charge de travail…).
    Épuisée de rentrer chaque soir en me flagellant parce que j’ai le sentiment       que je suis nulle, que je ne sais pas m'y prendre, que je manque de souplesse     et d'inventivité.
    Épuisée d'avoir l'impression de passer mes journées dans un cirque et              de ne pas pouvoir faire mon travail (parce que la vie dramatique de la moitié    de mes élèves ne leur permet tout simplement pas d'être disponibles             pour le moindre apprentissage).
    Épuisée de savoir que plusieurs d'entre eux ne mangent pas tous les jours,    sont maltraités, livrés à eux-mêmes, et que malgré les dizaines d'heures          de temps perso passées à rédiger des dizaines d'informations préoccupantes, absolument rien ne se passe, et que, de fait, je suis la complice passive,             et culpabilisée, de tout ça.
    Épuisée que tout le monde se rejette la balle, IEN, mairie, préfecture,                 et nous laisse, élèves et enseignantes, livrés à nous-mêmes. 
     
    L'épuisement est d'ailleurs la raison principale pour laquelle je poste si peu      sur ce blog, et participe si peu aux pourtant passionnantes discussions            sur le forum de la CPB. Je m'en excuse d'ailleurs au passage auprès              des membres de cette communauté si riche qui m'ont fait l'honneur                  (en vrai, l'honneur) de m'y accepter.
    Encore une chose pour laquelle je ne me sens pas à la hauteur...arf
     
     
    On nous dit souvent, à mes collègues et moi, qu'on fait du bon travail              dans notre école (et ça remonte un peu le moral). Mais à quel prix ? Et d'autre part, ce n'est vraiment pas le regard qu'on porte nous-mêmes sur notre boulot.  Si je fais un pas de côté, je ne suis même pas certaine en fait qu'il soit possible de faire du bon travail (d'enseignant en tout cas) dans ces conditions.
     
    J'en suis arrivée à me demander dans quelle mesure, en travaillant comme      des forcenées et en prenant sur nous pour aider nos élèves à se sortir             de la panade (pour le dire poliment), on ne cautionne pas le système en faisant son jeu et en lui permettant de continuer. On nous utilise pour contenir la misère, les débordements, et quand on est essorées, on nous remplace simplement     par d'autres serpillières.
     
    Quand une collègue dit en inspection qu'elle est usée et qu'elle veut partir,         la hiérarchie ne se dit pas que c'est anormal, que c'est une très bonne enseignante et qu'il faut faire quelque chose, on lui répond juste que si             elle est fatiguée, il faut qu'elle s'en aille. 
     
    En ce qui me concerne, j’ai été arrêtée pour un mois. Pour me reposer et prendre du recul.
    Je le dis ici, et ailleurs, parce qu’on est trop nombreux dans ce cas, à se cacher, avoir honte et culpabiliser. 
     
    Je pourrais m’imaginer que ce burn-out fera peut-être réfléchir ma hiérarchie, mais je sais que ça ne sera pas le cas et que ça sera interprété comme             de la faiblesse de ma part. 
     
    J’aime toujours autant mon travail. Je pense d’ailleurs que l’Education Nationale ne tient encore debout que grâce à la vocation, la conscience professionnelle     et humaine de ses enseignants.
     
    Mais je ne sais plus pour le moment ce que je dois faire.
    Quitter cette école, la mort dans l’âme, parce que j’aime vraiment ces gamins    et leurs familles, et que c’est pour moi un engagement politique et citoyen        de travailler avec eux ?  Ou être cohérente avec ce que j'enseigne à mes élèves et me battre, faire du bruit, essayer de médiatiser tout ça, mais étant donné     que c’est tout un pan de la société qui est en cause, je ne suis pas certaine     que ça aboutisse à quoi que ce soit à part y laisser les dernières plumes         qu’il nous reste ? Et puis ma confiance en les média est plus que limitée…
     
    Mais pour moi, continuer comme ça et se taire, c’est cautionner ce système. Pour reprendre le hashtag du moment, on vaut mieux que ça, et surtout,         nos élèves ont DROIT à mieux que ça. Je ne peux plus entendre l’expression « l’intérêt de l’enfant » sans avoir envie de hurler...
     
    La parole au sujet du burn-out enseignant  commence à se libérer,                     et c'est une excellente chose, parce que nous, les enseignants, avons trop tendance à nous en demander trop à nous-mêmes, et à nous remettre              en question et ne pas nous sentir à la hauteur quand ce qu'on attend de nous n'est en fait tout simplement pas possible...
     
    Vous trouverez ici un très bel article de Rigolett qui évoque ce sujet et propose des pistes pour apprendre à décrocher (moi je n'en ai pas à proposer, si j'avais su le faire, je n'en serais pas là...) et des liens vers d'autres blogs qui parlent     de l'épuisement professionnel...
     
     

     

     
    « Personnalités : Rosa ParksCHSCT, késaco ? »

  • Commentaires

    1
    Jeudi 10 Mars 2016 à 07:29

    Quand on est enseignant, nous ne sommes pas tous lotis à la même enseigne, ce n'est pas normal.

    Quant on est élève, nous n'avons pas tous les mêmes moyens d'apprendre et d'accéder aux savoirs et ce n'est pas normal non plus!

    J'assiste (je suis en REP) à une fuite des "cerveaux" vers le privé dés la maternelle. Je comprend les parents qui veulent le meilleur pour leurs enfants (est-ce que le privé est meilleur...? autre débat) et qui se plaignent du quartier mais ils n'améliorent pas la situation.

    Il faudrait une carte scolaire par ordre alphabétique. Tous les enfants dont le nom de famille commence par A vont dans cette école! ^^ Et un ramassage scolaire gratuit pour tous. Et hop!

     

    2
    Jeudi 10 Mars 2016 à 17:00

    Bises de réconfort, c'est tout ce que je peux faire malheureusement....

    3
    Djenny.99
    Jeudi 10 Mars 2016 à 17:59
    En te lisant, Je me dis que j'ai bcp de chance où je suis et pourtant on n'est pas dans un quartier pas facile. (Rep+ dans le 93)on est une grosse école 16 classes dont une clin qui craque et un rased tronqué éparpillé.
    Quelque soit ta décision, ne t'oublie pas non plus. Je te souhaite un bon repos.
    4
    Jeudi 10 Mars 2016 à 19:46

    Très bel article. Intéressant, émouvant et impressionnant à la fois.

    Pense aussi à toi ! smile

    5
    clo
    Jeudi 10 Mars 2016 à 20:06

    Peu de personnes évoquent les réalités crues de l'enseignement de 2016. Je ne peux que t'exprimer ma solidarité pour ce combat quotidien où tu donnes beaucoup. Je suis depuis plus de 20 ans dans une école du 95 passée successivement par les statuts REP, POCHE, puis plus rien du tout, et maintenant école isolée. Depuis 10 ans la situation se dégrade à tous points de vue et les personnes en responsabilité laissent couler le navire... Ce que tu décris m'est familier, et le choix est : continuer (car on a forcément une âme de guerrière pour s'engager dans ce type d'école) ou partir (se préserver, quitte à laisser derrière soi ce pourquoi on s'est investi). Je serais personnellement sensible à ce que tu donnes de tes nouvelles, et aussi l'évolution de ta réflexion, voire tes choix futurs. Bon courage à toi !

    6
    ffb
    Jeudi 10 Mars 2016 à 21:09

    Article poignant qui malheureusement doit refléter le quotidien de trop d'enseignants ! Courage à toi.

    7
    Dimanche 13 Mars 2016 à 09:45

    Tu nous offres un riche témoignage Carabouille et je pense qu'il fait écho à certains enseignants qui vivent une situation similaire. Quel courage et quel civisme de te dévouer à cette école, ces enfants et ces familles. Il faut être "forte" pour faire ce que tu fais et tu n'as pas à culpabiliser des échecs rencontrés car ils ne dépendent pas de toi. Si seulement, nous pouvions avoir une baguette magique ! Pour ne pas t'oublier en route, pourquoi ne pas partir pour ensuite mieux y revenir ? Une année pour souffler ailleurs et revenir avec la patate.  

    8
    Dimanche 13 Mars 2016 à 20:59

    Juste un petit mot de soutien...

     

     

     

     

    9
    so
    Vendredi 8 Avril 2016 à 18:26

    j'espère que ton mois de repos t'as permis de te requinquer, j'admire le travail des enseignants dans ces écoles difficiles! Je mesure la chance que j'ai de travailler dans un petit village tranquille. Bon courage à toi , et merci pour ton blog . 

    10
    Vendredi 15 Avril 2016 à 10:29

    C'est si dur de trouver la limite dans tout ça ... on se sent souvent bien démuni face à tout ça ! Du repos, du recul... c'est tout ce que l'on peut souhaiter. Bon courage!

    11
    Samedi 6 Août 2016 à 05:57

    D'après ce que je perçois de votre blog, et de ce que vous dites dans ce post, je trouve que vous vous investissez énormément et que s'il existait les jeux olympiques des métiers, vous seriez sûrement sur le podium, en haut du podium!

    Je pense qu'effectivement quand on est enseignant et qu'on aime ce métier, on se donne à fond et on essaye de faire du mieux que l'on peut pour aider et aimer nos élèves, leur donner des ailes et les voir s'épanouir.

    Mais si en effet, le gouvernement choisit d'exclure tout un banc d'élèves et de finalement (presque) les abandonner... et de se rendre compte de cela c'est révoltant. Alors effectivement, continuer à enseigner dans ces conditions sans rien dire c'est cautionner le système. Alors sinon comment le contester, revendiquer des changements ?

    Ce n'est pas si simple.. Existe t'il des moyens d'améliorer le milieu de vie de ces personnes ? De créer réellement une mixité sociale ? Est-ce seulement de notre ressort ?

    Je pense que l'on essaye de faire de notre mieux avec ce que l'on nous donne. Et je pense que vous êtes une professeur excellente, aimante et que vos élèves ressentent votre amour pour ce métier et pour eux-mêmes et que quelque part cela leur donne de la force pour affronter leur vie. Alors cela ne se voit peut être pas à première vue mais je pense que vous leur donnez un peu de lumière, de chaleur dans leurs vies. Et ça c'est le plus important ! 

    Il n'y a aucune raison de vous culpabiliser. Vous faites de votre mieux ! Et ça se voit et ça se ressent à travers vos écrits. Alors ayez confiance en vous et en vos capacités. Continuez d'apporter du bonheur et un sourire à vos élèves, ils vous le rendront.

    Il reste ce problème d'injustice qui règne dans ce pays et dans bien d'autres pays encore (où les enfants n'ont même pas accès à l'école..) et pour cela il faudrait réfléchir ensemble à une solution pour permettre à tous les enfants et familles de vivre dans des conditions de vie potable. Il faudrait..  il faudrait agir.

    En tout cas merci pour cet article, ne perdez pas espoir et surtout croyez en vous ! =)

     

     

    12
    mim
    Vendredi 26 Août 2016 à 19:38

    Merci pour la qualité de tes écrits !!!!

    13
    betsy
    Lundi 29 Août 2016 à 15:07

    Je suis absolument d'accord avec toi. L'Etat compte sur notre professionnalisme et notre humanité pour palier à ses manquements, et c'est inadmissible! Je partage vraiment tes sentiments, nous avons tendance à nous remettre en cause,c'est notre formation et notre hiérarchie qui nous conditionnent ainsi. "Le système ne fonctionne pas? C'est ta faute misérable enseignant!!". Je pense que nous pouvons être fiers de nous, nous ne faisons pas un métier facile et il faut aussi que nous arrêtions de nous (faire) maltraiter. Sur ces paroles, bonne rentrée ;-)

    14
    betsy
    Lundi 29 Août 2016 à 15:08

    oups "pallier" 

    15
    various writers
    Mercredi 2 Novembre 2016 à 07:30
    Fully support your point of view. various writers It is not right that the state is based on our professionalism hiding its flaws. We must not hide them and to correct
    16
    Elonao
    Mardi 22 Novembre 2016 à 08:34
    Bonjour, je me retrouve totalement dans ton témoignage et dans la description de ton lieu de travail...chez nous il suffit de prononcer le nom de notre école pour que les collègues de la circonscription et des circo voisines te regardent avec pitié... j'ai enseigné plusieurs années en CLIS et le plus terrible ce sont les quelques élèves ordinaires(si on peut dire ça de façon) qui semblent perdus et qui ne peuvent pas avancer comme ils devraient. Moi aussi il faut que je me pose pour vivre! Ma conseillère pédagogique me demande si je dors à chaque fois que je la rencontre... plein de courage à toi et merci pour tes mots!
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